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à Nickolas Muray, New-York City, 16 février 1939

Collection Nickolas Muray papers, 1910-1978

de Frida Kahlo, Paris, France

En 1939, Frida Kahlo, conviée par André Breton, vient à Paris pour tenter d’y montrer son œuvre. Cependant qu’elle doit se remettre d’une infection intestinale contractée lors de son séjour, elle fustige les surréalistes et le milieu intellectuel parisien de l’époque à l’occasion de cette lettre à son ami Muray …

Paris Fev 16, 1939

Mon adorable Nick, mon enfant,
Je t’écris depuis mon lit de l’hôpital Américain. Hier fût le premier jour où je n’eus pas de fièvre et on m’a permis de manger un peu, aussi je me sens mieux. Il y a deux semaines j’étais si malade qu’on m’a amenée ici en ambulance parce que je ne pouvais même pas marcher. Tu sais que je ne comprends ni pourquoi ni comment j’ai attrapé le colibacille aux reins et aux intestins, et que j’ai eu une telle inflammation et une telle douleur que j’ai pensé que j’allais mourir. On m’a fait plusieurs radios des reins et apparemment ils sont infectés par ce maudit colibacille. Maintenant je vais mieux et lundi prochain je serai sortie de cet hôpital pourri. Je ne peux pas aller à l’hôtel, car je ne veux pas être seule, aussi l’épouse de Marcel Duchamp m’a invitée chez elle une semaine le temps de me remettre un peu. Ton télégramme est arrivé ce matin et j’ai beaucoup pleuré – de joie, et parce que tu me manques de tout mon cœur et de tout mon sang. Ta lettre, mon chéri, est arrivée hier, c’est si beau, si tendre, que je n’ai pas de mots pour exprimer la joie qu’elle m’apporte. Je t’adore mon …

… amour, crois-moi, comme jamais je n’ai aimé personne – seul Diego restera à mon cœur aussi proche que toi – toujours. Je n’ai pas dit un mot à Diego de cette maladie – parce qu’il s’inquièterait trop – et que je pense que tout ira mieux dans quelques jours, alors ce n’est pas la peine de l’inquiéter, tu ne crois pas ?
En plus de cette maudite maladie, je n’ai vraiment pas eu de chance depuis que je suis ici. D’abord, l’exposition est un sacré bazar. Quand je suis arrivée, les tableaux étaient encore à la douane, parce que ce f[ils] de p[ute] de Breton n’avait pas pris la peine de les en sortir. Il n’a jamais reçu les photos que tu lui as envoyées il y a des lustres, ou du moins c’est ce qu’il prétend; la galerie n’était pas du tout prête pour l’exposition et Breton n’a plus de galerie à lui depuis longtemps. Bref, j’ai dû attendre des jours et des jours comme une idiote, jusqu’à ce que je fasse la connaissance de Marcel Duchamp (un peintre merveilleux), le seul qui ait les pieds sur terre parmi ce tas de fils de pute lunatiques et tarés que sont les surréalistes. Il a tout de suite récupéré mes tableaux et essayé de trouver une …

… galerie. Finalement, une galerie qui s’appelle “Pierre Colle” a accepté cette maudite exposition. Et voilà que maintenant Breton veut exposer avec mes tableaux, 14 portraits du XIXè siècle (mexicains), au moins 32 photos d’Alvarez Bravo et plein d’objets populaires qu’il a achetés sur les marchés du Mexique, toute cette camelote, qu’est-ce que tu dis de ça ? La galerie est censée être prête pour le 15 mars. Sauf… que les 14 huiles du XIXè doivent être restaurées et que cette maudite restauration va prendre tout un mois. J’ai dû prêter 200 balles (dollars) à Breton pour la restauration parce qu’il n’a pas un sou. (J’ai envoyé un télégramme à Diego décrivant la situation et expliquant que j’avais prêté cette somme à Breton – il était furieux, mais ce qui est fait est fait et je ne peux pas revenir en arrière.) J’ai encore de quoi rester ici jusqu’à début mars, donc je ne m’inquiète pas trop. Bon, après que tout soit plus ou moins réglé comme je t’ai expliqué, Breton me dit que l’associé de Pierre Colle, un …

… vieux bâtard de fils de pute, avait vu mes peintures et considéré que seulement deux d’entre elles étaient montrables, parce que les autres sont trop “choquantes” pour le public ! ! J’aurais pu tuer ce type et le bouffer après ça, mais je suis si malade et fatiguée que j’ai décidé d’envoyer toute cette affaire au diable, et de fuir cette Paris malsaine avant ? de devenir dingue. Tu n’as pas idée de quel genre de salauds sont ces gens. Ils me font vomir. Ce sont de telles pourritures “d’intellectuels” que je ne peux plus les supporter. C’est vraiment trop pour moi. J’aimerais mieux m’asseoir par terre au marché de Toluca à vendre des tortillas, que d’avoir à faire avec ces putes “d’artistes” parisiens. Ils passent des heures aux tables des “cafés” à réchauffer leurs précieux séants, et parlent sans discontinuer de “culture”, “d’art”, de “révolution”, se prenant …

… pour les dieux du monde, rêvant des plus fantasques non-sens, et empoisonnant l’air de théories et de spéculations qui jamais ne se réalisent. Le matin suivant ils n’ont rien à manger à la maison puisqu’aucun d’entre eux ne travaille et qu’ils vivent en parasites aux crochets de riches salopes qui admirent leur “génie” d’“artistes”. De la merde, seulement de la merde autant qu’ils sont. Je ne vous ai jamais vus, ni Diego ni toi, gaspiller votre temps en commérages idiots et en discussions “intellectuelles”. C’est pourquoi vous êtes des hommes vrais et pas de médiocres “artistes” – Mince alors ! Ça valait le coup de venir ici rien que pour voir pourquoi l’Europe se désagrège. Comment tous ces gens – bons à rien – sont la cause de tous les Hitler et autres Mussolini. Je te jure que je vais détester cet endroit et ces gens aussi longtemps que je vais vivre. Il y a quelque chose chez eux de tellement faux et vain que ça me rend folle. J’espère juste guérir vite et …

Transmets mon amour à Mary Skaer si tu la vois et à Ruggy

… m’échapper d’ici. Mon billet est valable longtemps mais j’ai déjà une réservation sur “l’Ile de France” pour le 8 mars. J’espère pouvoir embarquer sur ce bateau. En tout cas je ne resterai pas ici au-delà du 15 mars. Au diable l’exposition à Londres. Au diable tout ce qui concerne Breton et cet endroit répugnant. Je veux te rejoindre. Chaque mouvement de ton être me manque, ta voix, tes yeux, tes mains, ta belle bouche, ton rire si clair et sincère. TOI. Je t’aime mon Nick. Je suis si heureuse de penser que je t’aime – de penser que tu m’attends – que tu m’aimes. Mon chéri, embrasse Mam de ma part, je pense bien à elle. Embrasse aussi Aria et Lea. Pour toi, mon cœur frémit de tendresse et de caresses. Un baiser spécial sur ta nuque,

ta Xochitl.

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“ Ils me disent surréaliste, mais je ne le suis pas. Je n’ai jamais peint de rêves mais ma propre réalité. ”

F. Kahlo